Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Nigeria : l’arbre économique qui cache la forêt ethnique

Publié le par Felli Bernard

Nigeria : l’arbre économique qui cache la forêt ethnique

Le 10 mai 2014 En 2010, le Sud, détenant les réserves de gaz et de pétrole, a fini par ravir le pouvoir politique et militaire au nord.

« Le Nigeria est devenu dimanche la première économie du continent […] passant devant l’Afrique du Sud », trompetait Le Parisien (6 avril), non sans une once de nuance, précisant que « selon les experts, ces chiffres ne doivent pas être interprétés comme un signe de développement, l’Afrique du Sud étant largement devant le Nigeria en termes de PIB par habitant, d’infrastructures et de gouvernance ». Le quotidien ne put s’empêcher, toutefois, de relayer le propos triomphal du ministre des Finances, Ngozi Okonjo-Iweala, qui claironna que « le Nigeria est devenu la plus grande économie en Afrique en termes de PIB et devient la 26e plus grande économie dans le monde ».

Le démographe Alfred Sauvy avait coutume de dire que « les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d’être torturés, finissent par avouer tout ce qu’on veut leur faire dire ». Il considérait aussi que « bien informés, les hommes sont des citoyens ; mal informés, ils deviennent des sujets ». La force de frappe médiatique ne fait pas dans la dentelle et l’on mesure à peine les effets politiques et géopolitiques de sidération psychologique d’une telle annonce ravalant au rang des faits divers l’enlèvement de 200 adolescentes nigérianes par les islamistes de Boko Haram aux fins d’être vendues comme esclaves.

Assurément, ces nouvelles statistiques sont l’arbre qui cache la forêt nigériane et ses irréductibles fractures ethnico-religieuses. Rappelons, brièvement, que le Nigeria est un État fédéral dont les frontières, artificiellement dessinées par le colonisateur britannique, renferment, grosso modo, trois groupes de populations : au nord, les Haoussa-Fulani-Kanouri musulmans (presque 30 % de la population totale), les Ibo et les Yoruba (près de 41 % à eux deux), majoritairement chrétiens (et une poignée d’animistes), vivant respectivement dans le sud-est et le sud-ouest.

En 2010, le Sud, détenant les réserves de gaz et de pétrole, a fini par ravir le pouvoir politique et militaire au nord. L’actuel président, Goodluck Jonathan, est un chrétien ijaw, ethnie située sur le delta du Niger. Le nord connaît alors une reviviscence du vieil irrédentisme islamique précolonial, via Boko Aram, mouvement fondé en 2002 et dont le programme politique tient dans l’établissement de la sharia, en souvenir du califat musulman de Sokoto.

À l’instar du Mali, du Niger ou du Tchad, tous ces éléments conjugués font du Nigeria une formidable poudrière. Dans L’Afrique réelle (n° 53, mai 2014), l’africaniste Bernard Lugan précise que « ces affrontements s’inscrivent dans la longue durée ethnique régionale, l’actuelle opposition entre musulmans et chrétiens n’étant que le prolongement de la situation précoloniale qui était celle d’un conflit entre les populations nordistes en partie islamisées lancées à la conquête de celles du Sud, alors animistes ».

C’est dire que, soumises aux secousses d’une tectonique ethnique, clanique et religieuse d’une rare intensité, les performances économiques de ce pays de 177 millions d’âmes (ce qui en fait le plus peuplé du continent noir), qui reste classé parmi les plus corrompus du monde (130e place mondiale sur 180 dans le classement effectué par l’ONG Transparency International), avec un taux de criminalité qui n’a rien à envier à celui de l’Afrique du Sud, restent secondaires, sinon dérisoires.

PHOTO /Aristide Leucate

Docteur en droit, journaliste et essayiste

Nigeria : l’arbre économique qui cache la forêt ethnique
Commenter cet article