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Les nouvelles routes de la soie et l’alternative d’un siècle eurasien, par Pepe Escobar

Publié le par Felli Bernard

ROUTE DE LA SOIE
ROUTE DE LA SOIE

12

nov

2014

[Reprise] Les nouvelles routes de la soie et l’alternative d’un siècle eurasien, par Pepe Escobar

Pepe Escobar le 5 octobre 2014.

Pendant la deuxième guerre d’Irak (2003-2011), je m’imaginais que les dirigeants chinois allaient se rassembler chaque semaine dans les rues de la Cité Interdite, chantant et dansant pour célébrer la stupidité américaine. Année après année, alors que les États-Unis auraient pu s’opposer à la montée en puissance de la Chine, comme ses leaders en ressentaient depuis longtemps l’urgence, ils ont été complètement détournés de cet objectif par leur désastreuse invasion et occupation de l’Iraq. Avec cette campagne où l’on rejoue les bombardements en Irak et maintenant en Syrie, ces 1 600 militaires toujours plus prêts à intervenir sur le terrain, et ces rumeurs de plus encore à venir, je ne peux m’empêcher de penser qu’avec la troisième guerre d’Irak (2014-date inconnue), prévue pour durer des années, [les dirigeants chinois] se réjouissent une fois encore. Car malgré tous les discours tenus par l’administration Obama ces dernières années sur le “pivotement” militaire vers l’Asie, il est hors de doute que sa dernière campagne moyen-orientale en date va entraver son plan d’”endiguement” du Pacifique.

Pendant ce temps, en Chine aussi l’humeur a clairement changé. Comme Orville Schell l’a écrit récemment, après une visite controversée à Pékin de Jimmy Carter, 90 ans, le président qui, il y a plus de 30 ans, a parrainé un rapprochement américain total avec la nouvelle version capitaliste de la Chine communiste :

“En bref, ce qu’on avait coutume d’appeler “l’Occident” se trouve maintenant confronté à une situation de plus en plus inextricable dans laquelle l’équilibre des pouvoirs est en train de changer, un fait que peu ont encore vraiment voulu admettre, et moins encore intégrer à de nouvelles manières d’approcher la Chine. Nous restons nostalgiques de ces jours révolus où les dirigeants chinois suivaient encore l’injonction de Dèng [Xiǎopíng] à son peuple de “cacher ses capacités et attendre son heure” (tāoguāngyǎnghuì). Ce qu’il voulait dire en utilisant ce “dicton” (chéngyǔ) n’était pas que la Chine devrait se restreindre éternellement mais que le moment de manifester son ambition mondiale n’était pas encore venu. Mais maintenant qu’elle est plus forte, ses dirigeants semblent croire que leur temps est finalement venu et ils ne sont même plus disposés à avancer la rassurante notion d’”émergence pacifique” (hépíng juéqǐ).”

Pour le moment, bien sûr, les Chinois ont leurs propres problèmes internes, allant d’une probable bulle économique à un mouvement séparatiste islamiste dans l’arrière-pays de la province du Xīnjiāng et au dernier mouvement Occupy qui agite la plateforme financière moderniste qu’est Hong Kong. Néanmoins, allez à Pékin et le monde a l’air différent. Pepe Escobar, le promeneur errant de TomDispatch sur le continent eurasien, qu’il a surnommé le Pipelineistan, l’a justement fait. Il a aussi visité d’autres sites le long de la future “nouvelle route de la Soie”, que la Chine veut établir jusqu’à l’Europe occidentale. Il offre du monde eurasien une vision différente de celle que montrent les reportages dans ce pays. Si vous voulez comprendre la planète sur laquelle il se pourrait qu’on vive dans un avenir proche, il est très important de la prendre en compte. Tom

Chine et Russie peuvent-elles éjecter Washington hors d’Eurasie ?

L’avenir d’une alliance Pékin-Moscou-Berlin
Par Pepe Escobar

Un spectre hante le “Nouveau siècle américain” au vieillissement précoce : la possibilité d’une future relation stratégique et d’une alliance commerciale Pékin-Moscou-Berlin. Appelons-la le PMB.

Ses chances de réalisation font l’objet de discussions sérieuses au plus haut niveau à Pékin et Moscou, et est observé avec intérêt à Berlin, New Delhi et Téhéran. Mais ne l’évoquez pas à l’intérieur du périphérique de Washington ou au quartier général de l’OTAN à Bruxelles. Là-bas, la vedette du moment, aujourd’hui comme demain, est le nouvel Oussama Ben Laden : le Calife Ibrahim, alias Abou Bakr al-Baghdadi, l’insaisissable prophète décapiteur auto-proclamé d’un nouveau mini-État et d’un mouvement qui a fourni une profusion d’acronymes – EIIS/EIIL/EI – aux hystériques de Washington et d’ailleurs.

Washington peut bien sortir autant qu’il voudra de nouvelles versions de sa Guerre Mondiale contre le Terrorisme, c’est sans importance, et les plaques tectoniques de la géopolitique eurasienne continuent de bouger, et elles ne vont pas s’arrêter juste parce que les élites américaines refusent d’accepter que leur historiquement bref “moment unipolaire” est sur le déclin. Pour eux, la fin de l’ère de “domination totale” ["full spectrum dominance"], comme le Pentagone aime l’appeler, est inconcevable. Après tout, la nécessité pour cette nation indispensable de contrôler tout espace – militaire, économique, culturel, cyber et autre – n’est pas loin d’être une doctrine religieuse. Les missionnaires de l’exceptionnalisme ne font pas dans l’égalité. Au mieux, ils font des “coalitions de volontaires” comme celle où l’on a entassé “plus de 40 pays” regroupés pour se battre contre l’EI/EIL/EIIL et qui ou bien applaudissent (ou complotent) depuis la touche ou bien envoient un ou deux avions du mauvais type vers l’Irak ou la Syrie.
L’OTAN qui, contrairement à certains de ses membres, ne veut pas se battre officiellement au Jihadistan, reste un appareil contrôlé de haut en bas par Washington. Elle ne s’est jamais vraiment donnée la peine d’inclure l’Union européenne (UE) ou d’envisager de permettre à la Russie de se “sentir” européenne. Quant au calife, il n’est qu’une diversion sans importance. Un cynique post-moderne pourrait même soutenir qu’il était un émissaire envoyé sur le terrain de jeu mondial par la Chine et la Russie pour distraire l’hyperpuissance de la planète.

Diviser pour Isoler
Alors comment la domination totale s’exerce-t-elle lorsque deux vraies puissances rivales, la Russie et la Chine, commencent à faire sentir leur présence ? L’approche de Washington pour chacune d’elles – en Ukraine et dans les eaux asiatiques – pourrait être conçue comme “diviser pour isoler”.

Afin de maintenir l’océan Pacifique dans un état classique de « lac américain », l’administration Obama a “pivoté”, se retournant vers l’Asie depuis quelques années maintenant. Cela a impliqué des mouvements militaires plutôt modestes, mais de très immodestes tentatives de faire se dresser le nationalisme chinois contre sa variété japonaise, tout en renforçant les alliances et les relations à travers l’Asie du Sud-Est, avec un intérêt particulier pour les conflits liés aux ressources énergétiques en mer de Chine. Dans le même temps, elle a agi pour assurer la conclusion du futur accord commercial de partenariat transpacifique [NdT : TPP = Trans-Pacific Partnership, pendant américano-asiatique au TTIP américano-européen].

Aux frontières occidentales de la Russie, l’administration Obama a alimenté les braises du changement de régime à Kiev jusqu’à un embrasement (les pom-pom girls locales, Pologne et nations baltes, maniant le soufflet), et à ce qui a clairement paru, aux yeux de Vladimir Poutine et des dirigeants russes, être une menace vitale pour Moscou. Contrairement aux États-Unis, dont la sphère d’influence (et les bases militaires) sont mondiales, la Russie n’a pas été en mesure de conserver une influence significative sur les “les pays étrangers voisins” [NdT : "near abroad" "près à l'étranger", formule anglaise qui cherche à traduire le russe diplomatique ближнее зарубежье, i.e. les nouvelles républiques indépendantes, et maintenant "à l'étranger", issues de la dissolution de l'Union Soviétique], étranger qui, s’agissant de Kiev, n’est pas “à l’étranger” du tout, pour la majorité des Russes.

Pour Moscou, c’était comme si Washington et ses alliés de l’OTAN avaient un intérêt toujours plus prononcé à imposer un nouveau rideau de fer sur leur pays allant de la mer Baltique à la Mer Noire, l’Ukraine étant simplement le fer de lance. Du point de vue PMB [Pékin-Moscou-Berlin], voyez-le comme une tentative d’isoler la Russie et d’imposer une nouvelle barrière à ses relations avec l’Allemagne. Le but ultime serait de diviser l’Eurasie, empêchant de futures avancées vers une intégration des échanges et du commerce par un processus qui ne serait pas contrôlé par Washington.

Du point de vue de Pékin, la crise ukrainienne était l’exemple type de Washington franchissant toutes les lignes rouges imaginables en vue de harceler et d’isoler la Russie. Pour les dirigeants chinois, cette crise ressemblait à une tentative concertée de déstabiliser la région dans un sens favorable aux intérêts américains, soutenue par toute la palette des élites de Washington depuis les néoconservateurs et “libéraux” de la guerre froide jusqu’aux interventionnistes humanitaires du modèle de Susan Rice et Samantha Power. Bien sûr, si vous avez suivi la crise ukrainienne depuis Washington, cette perspective vous semble aussi étrangère que celle d’un martien. Mais le monde apparaît différent vu depuis le cœur de l’Eurasie de ce qu’il semble depuis Washington – en particulier depuis une Chine émergente avec son “rêve chinois” (Zhōngguó mèng) flambant neuf. [NdT : voir discours de Xi Jinping sur le « rêve chinois » http://english.boaoforum.org/mtzxxwzxen/7379.jhtml]

Tel qu’énoncé par le Président Xi Jinping, ce rêve inclurait un futur réseau de nouvelles routes de la soie organisées par la Chine, créant l’équivalent d’un Trans-Asie Express [NdT : projet jamais entièrement abouti (?) d'une ligne de chemin de fer qui aurait dû relier la Turquie à la Chine en passant par l'Iran, l'Inde, etc...] pour le commerce eurasien. De sorte que si Pékin, par exemple, ressentait la pression de Washington et Tokyo sur le front naval, une partie de sa réponse serait une avance basée sur les échanges, sur deux fronts, au travers de la masse continentale eurasiatique, d’un côté via la Sibérie et de l’autre par les pays en “stan” d’Asie centrale.

En ce sens, bien que vous ne le sachiez pas si vous suivez uniquement les médias américains ou les “débats” à Washington, nous entrons potentiellement dans un nouveau monde. Autrefois, il n’y a pas si longtemps, les dirigeants de Pékin caressaient l’idée de réécrire le jeu géopolitico-économique côte à côte avec les États-Unis, tandis que le Moscou de Poutine faisait allusion à la possibilité de rejoindre un jour l’OTAN. Plus maintenant. Aujourd’hui, la portion de l’Occident qui intéresse ces deux pays est une éventuelle future Allemagne qui ne soit plus dominée par la puissance américaine et les desiderata de Washington.

Moscou a été, en fait, engagé dans pas moins d’un demi-siècle de dialogue stratégique avec Berlin, ce qui a compris une coopération industrielle et une interdépendance énergétique croissante. Ceci a été remarqué dans de nombreux secteurs de l’hémisphère Sud et l’Allemagne commence à être considérée comme « le sixième BRICS » (après le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud).

Au milieu de crises mondiales allant de la Syrie à l’Ukraine, les intérêts géostratégiques de Berlin semblent diverger lentement de ceux de Washington. Les industriels allemands, en particulier, semblent désireux de rechercher des accords commerciaux illimités avec la Russie et la Chine. Ceux-ci pourraient mettre leur pays sur la voie d’une puissance mondiale non-limitée par les frontières de l’UE et, à long terme, signaler la fin de l’ère dans laquelle l’Allemagne, bien que traitée poliment, était fondamentalement un satellite américain.
Ce sera un chemin long et venteux. Le Bundestag, le parlement allemand, est toujours en pleine addiction à un agenda atlantiste fort et à une sujétion préventive à Washington. Il y a encore des dizaines de milliers de soldats américains sur le sol allemand. Pourtant, pour la première fois, la chancelière allemande Angela Merkel a hésité lorsqu’il s’est agi d’imposer des sanctions toujours plus lourdes à la Russie en réponse à la situation en Ukraine, car pas moins de 300 000 emplois allemands dépendent des relations avec ce pays. Les dirigeants industriels et l’institution financière ont déjà tiré la sonnette d’alarme, craignant que de telles sanctions ne soient totalement contre-productives.

Le banquet chinois de la Route de la soie

Le nouveau jeu géopolitique de la Chine en Eurasie a peu de parallèles dans l’histoire moderne. L’époque où “le petit timonier” Deng Xiaoping insistait pour que le pays “fasse profil bas” sur la scène internationale est révolue depuis longtemps. Il y a bien sûr des désaccords et des stratégies qui s’opposent quand il s’agit de gérer les points chauds du pays : Taïwan, Hong Kong, le Tibet, le Xinjiang, la mer de Chine, les concurrents que sont l’Inde et le Japon, et les alliés problématiques comme la Corée du Nord et le Pakistan. Et l’agitation populaire dans certaines “périphéries” dominées par Pékin augmente à un niveau proche de l’embrasement.

La priorité numéro un du pays demeure la politique intérieure et se concentre sur la réalisation des réformes économiques du président Xi, tout en augmentant la transparence et en luttant contre la corruption au sein du Parti Communiste au pouvoir. Une deuxième question plus secondaire consiste à savoir comment se prémunir progressivement contre les plans du “pivot” du Pentagone dans la région – via le renforcement de la marine de haute mer, des sous-marins nucléaires, et d’une aviation militaire techniquement avancée – sans s’affirmer au point de faire paniquer le monde officiel de Washington à l’esprit imprégné de “menace chinoise”.

Pendant ce temps, la flotte américaine conservant le contrôle des routes maritimes mondiales pour ce qui est de l’avenir prévisible, la planification chinoise des nouvelles routes de la soie à travers l’Eurasie avance à grands pas. Le résultat final devrait constituer un triomphe d’infrastructure intégrée – routes, trains à grande vitesse, oléoducs, ports – qui relierait de toutes les façons imaginables la Chine à l’Europe occidentale et à la mer Méditerranée – cette vieille Mare Nostrum de l’Empire romain.

Comme un voyage de Marco Polo à l’envers remixé à l’ère de Google, un axe-clé de cette route de la soie partira de l’ancienne capitale impériale Xi’an à Urumqi, dans la province du Xinjiang, puis traversera l’Asie centrale, l’Iran, l’Irak, l’Anatolie turque pour finir à Venise. Un autre axe sera une route de la soie maritime partant de la province du Fujian, traversant le détroit de Malacca, l’océan Indien, Nairobi au Kenya pour rejoindre la Méditerranée par le canal de Suez. Ensemble, ils constituent ce que Pékin appelle la Ceinture Economique de la Route de la Soie.

La stratégie chinoise est de créer un réseau d’interconnexions entre pas moins de cinq régions clés : la Russie (le pont clé entre l’Asie et l’Europe), les “stans” d’Asie centrale, l’Asie du Sud-Ouest (avec des rôles majeurs pour l’Iran, l’Irak, la Syrie, l’Arabie Saoudite et la Turquie), le Caucase et l’Europe de l’Est (y compris la Biélorussie, la Moldavie et, en fonction de sa stabilité, l’Ukraine). Et n’oubliez pas l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde, qui pourraient être vus comme une route de la soie améliorée.

La route de la soie améliorée impliquerait de connecter le couloir économique Bengladesh-Chine-Inde-Birmanie au couloir économique Chine-Pakistan, et pourrait offrir à Pékin un accès privilégié à l’océan Indien. Encore une fois, un ensemble complet de moyens – routes, train à grande vitesse, oléoducs et réseaux de fibre optique – relierait la région à la Chine.

Juste avant sa visite récente à New Delhi, Xi lui-même a évoqué la connexion indo-chinoise, dans un éditorial publié dans The Hindu avec une jolie métaphore. « La combinaison de “l’usine du monde” avec les “services administratifs du monde” va créer la base de production la plus compétitive et le marché de consommateurs le plus attractif », a-t-il écrit.

Le nœud central du plan chinois pour l’avenir eurasiatique est Urumqi, capitale de la province du Xinjiang et site de la plus grande exposition commerciale d’Asie centrale, la foire Chine-Eurasie. Depuis 2000, l’une des priorités principales de Pékin a été d’urbaniser cette province largement désertique mais riche en pétrole, et de l’industrialiser à tout prix. Et le prix en est, d’après Pékin, la fondamentale sinisation de la région – avec comme corollaire la suppression de toute possibilité de dissidence de l’ethnie ouïghoure. Le général Li Yazhou de l’Armée populaire de libération a décrit l’Asie centrale comme « la part de gâteau au goût le plus subtil accordée par le ciel à la Chine moderne ».

L’essentiel de la conception chinoise d’une nouvelle Eurasie liée à Pékin par tous les modes de transport et de communication a été détaillée de manière saisissante dans « La marche vers l’Ouest : le rééquilibrage de la géostratégie chinoise », un essai majeur de 2012 publié par le chercheur Wang Jisi du Centre d’études internationales et stratégiques de l’université de Pékin. En réponse à ce futur ensemble de connections eurasiatiques, le mieux que l’administration Obama ait trouvé est une variante d’endiguement par mer de l’océan Indien à la mer de Chine du Sud, tout en aiguisant les conflits avec la Chine et en l’encerclant d’alliances stratégiques allant du Japon à l’Inde. (L’OTAN, bien sûr, est chargé de cantonner la Russie en Europe de l’Est.)

Rideau de fer contre routes de la soie

L’« accord gazier du siècle » de 400 milliards de dollars signé par Poutine et le président chinois en mai dernier a posé les fondations du gazoduc “Énergie de Sibérie” ["Power of Siberia"], déjà en cours de construction à Yakutsk. Il fera couler une manne de gaz naturel russe sur le marché chinois. Clairement, cela ne représente que le début d’une alliance stratégique turbocompressée entre les deux pays, fondée sur l’énergie. En attendant, les hommes d’affaires et les industriels allemands ont noté une autre nouveauté : si le marché final des produits fabriqués en Chine et distribués via la route de la soie est bien l’Europe, l’inverse est aussi vrai. Dans l’un des avenirs possibles du commerce, la Chine est destinée à devenir le partenaire commercial principal de l’Allemagne en 2018, dépassant à la fois les États-Unis et la France.

L’un des obstacles potentiels à de telles évolutions, bienvenu pour Washington, est la Guerre Froide 2.0, qui est déjà en train de diviser non pas l’OTAN mais l’UE. Dans l’UE actuelle, le camp anti-russe comprend la Grande-Bretagne, la Suède, la Pologne, la Roumanie et les nations baltes. L’Italie et la Hongrie, au contraire, peuvent être considérées comme appartenant au camp pro-russe, tandis qu’une Allemagne encore imprévisible est celle qui déterminera si le futur sera un nouveau rideau de fer ou si le mot d’ordre sera “Cap à l’Est”. Pour cela, l’Ukraine reste la clé. Si elle parvient à être finlandisée (avec une autonomie conséquente pour ses régions), comme l’a proposé Moscou – une suggestion que Washington considère comme anathème – la voie du “Cap à l’Est” restera ouverte. Sinon, le PMB à venir sera un projet bien plus hasardeux.

Il faudrait remarquer qu’une autre vision d’un avenir économique eurasiatique se profile également à l’horizon. Washington tente d’imposer un Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement (TTIP) [anciennement connu sous le nom de traité de libre-échange transatlantique ou TAFTA] à l’Europe et un semblable Partenariat Trans-Pacifique (TPP) à l’Asie. Tous deux favorisent les multinationales américaines et leur but est visiblement d’entraver l’ascension des économies des BRICS et la montée d’autres marchés émergents, tout en renforçant l’hégémonie économique américaine sur le monde.

Deux faits éclatants, dont Moscou a soigneusement pris note, Pékin, et Berlin, laissent voir la géopolitique pure et dure qui se cache derrière ces deux pactes “commerciaux”. Le TPP exclut la Chine et le TTIP exclut la Russie. Ils représentent, en somme, le nerf principal à peine déguisé d’une future guerre commerciale/monétaire. Lors de mes voyages récents, des producteurs agricoles influents en Espagne, en Italie et en France m’ont répété que le TTIP n’est qu’une version économique de l’OTAN, cette alliance militaire que le Chinois Xi Jinping appelle – prenant peut-être ses désirs pour des réalités – “une structure obsolète”.
Le TTIP rencontre une résistance significative dans beaucoup de nations européennes (en particulier parmi les pays du Club Med du sud de l’Europe), tout comme le TPP parmi les nations asiatiques (en particulier le Japon et la Malaisie). C’est ce qui donne aux Chinois et aux Russes un espoir pour leur nouvelle route de la soie et pour un nouveau mode de commerce à travers le cœur du continent eurasiatique porté par une union eurasiatique soutenue par la Russie. Les personnalités des affaires et de l’industrie allemandes, pour lesquelles les relations avec la Russie demeurent essentielles, restent très attentives à tout cela.

Après tout, Berlin n’a pas manifesté une bien grande préoccupation à l’égard du reste de l’UE touché par la crise (trois récessions en cinq ans). Via une troïka honnie – Banque Centrale Européenne, Fonds Monétaire International et Commission Européenne – Berlin est, de fait, déjà à la direction de l’Europe, prospérant et regardant vers l’Est pour obtenir davantage.

Il y a trois mois, la chancelière allemande Angela Merkel a visité Pékin. Très peu relatée dans la presse, une percée politique s’est produite sur un projet potentiellement révolutionnaire : une ligne continue de train à grande vitesse entre Pékin et Berlin. Lorsqu’elle sera achevée, elle constituera un aimant en termes de transport et de commerce pour des dizaines de nations le long de son parcours de l’Asie à l’Europe. Traversant Moscou, elle pourrait devenir l’intégrateur final de la route de la soie en Europe, et peut-être le pire cauchemar de Washington.

“Perdre” la Russie

Dans une flambée médiatique, le dernier sommet de l’OTAN au Pays de Galles a accouché d’une modeste “force de réaction rapide” qui serait désormais déployée dans toute situation similaire à l’Ukraine. En attendant, l’Organisation de Coopération de Shanghai (SCO), un alter ego asiatique possible de l’OTAN, s’est réunie à Douchambé, au Tadjikistan. À Washington et en Europe occidentale, pratiquement personne ne l’a remarqué. Ils auraient dû. Là-bas, la Chine, la Russie et quatre “stans” d’Asie centrale se sont mis d’accord pour accepter une impressionnante vague de nouveaux membres : l’Inde, le Pakistan et l’Iran. Cela pourrait avoir de très vastes conséquences. Après tout, l’Inde du Premier ministre Narendra Modi est sur le point d’élaborer sa propre version de la Route de la soie, en vogue aujourd’hui. Derrière cela se profile la possibilité d’un rapprochement économique “chindien” ["Chindia"], qui pourrait bouleverser la carte géopolitique eurasiatique. Au même moment, les liens se tissent avec l’Iran pour l’insérer dans cette toile “chindienne”.

Ainsi, le SCO est en train de devenir, lentement mais sûrement, l’une des plus importantes organisations internationales d’Asie. Il est déjà évident qu’un de ses objectifs clés à long terme sera de cesser d’utiliser le dollar américain pour les échanges commerciaux, tout en proposant l’utilisation du pétroyuan et du pétrorouble pour le commerce de l’énergie. Les États-Unis, bien entendu, ne seront jamais les bienvenus dans cette organisation.

Tout cela n’est cependant pas pour tout de suite. Aujourd’hui, le Kremlin continue d’envoyer des signaux disant qu’il veut une nouvelle fois reprendre les discussions avec Washington, tandis que Pékin n’a jamais voulu les interrompre. Pourtant l’administration Obama reste focalisée sur sa version complètement myope d’un jeu à somme nulle, en comptant sur sa puissance militaire et technologique pour maintenir son avantage en Eurasie. Cependant, Pékin a accès aux marchés et à des tas de liquidités, tandis que Moscou a des ressources énergétiques à profusion. La coopération triangulaire entre Washington, Pékin et Moscou serait indubitablement, comme le dirait les Chinois, un jeu gagnant-gagnant-gagnant, mais ce n’est pas la peine de retenir votre souffle.

Au lieu de cette solution, attendez-vous à ce que la Chine et la Russie approfondissent leur partenariat stratégique, tout en attirant d’autres puissances régionales eurasiatiques dans leur sillage. Pékin a misé tous ses jetons sur le fait que la confrontation entre États-Unis/OTAN et Russie au sujet de l’Ukraine conduira Vladimir Poutine à se tourner vers l’Est. Au même moment, Moscou évalue avec précaution ce qu’implique la réorientation en cours vers une telle puissance économique. Un jour peut-être, il sera possible que des voix du bon sens à Washington s’élèvent pour demander comment les États-Unis ont pu “perdre” la Russie face à la Chine.

Entre-temps, pensez à la Chine comme à un pôle d’attraction pour un nouvel ordre mondial dans un siècle eurasien à venir. Le même processus d’intégration auquel la Russie fait face, par exemple, semble se poser de plus en plus à l’Inde et à d’autres nations eurasiatiques, et peut-être tôt ou tard aussi à une Allemagne neutre. A la fin de la partie, les États-Unis pourraient se retrouver progressivement éjectés de l’Eurasie, l’axe PMB émergeant comme une nouvelle donne. Dépêchez-vous de miser. Les jeux seront faits d’ici 2025.

Pepe Escobar est le correspondant itinérant d’Asia Times Hongkong, un analyste pour RT [Russia Today] et un invité régulier de TomDispatch. Son dernier livre, “L’Empire du chaos”, sera publié en novembre par Nimble Books. Suivez-le sur Facebook.
Copyright 2014 Pepe Escobar

Source : TomDispatch, le 05/10/2014

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

20 réponses à [Reprise] Les nouvelles routes de la soie et l’alternative d’un siècle eurasien, par Pepe Escobar

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